jeudi, mars 01, 2007

Etre ou ne pas être souterrain

Salut salut,

Il y a quelques semaines je notais que beaucoup de morceaux d’electro actuels sont caractérisés par des similitudes troublantes de production, en particulier l’ajout d’une grosse louche de reverb sur la plupart des pistes. Et bien figurez-vous que j’ai retrouvé l’homme qui à lui tout seul a inventé ça: Jay Haze. Ce n’est pas une spéculation de ma part: il le revendique. Il est aussi l’homme dont les interviews sont les plus commentées dans le monde de la musique électronique, il l’affirme également. Il est un peu celui dont tout le monde parle en fait. Il connaît mieux la vie que vous et moi. C’est grâce à lui que Ricardo Villalobos a écoulé dix mille vyniles de Easy Lee. Il aurait pu être souffleur de verre, à succès qui plus est. Il peut être assis à côté d’une star dans l’avion et ne pas lui adresser la parole du trajet. Timbaland lui a écrit pour lui dire qu’il est hyper fort. Il est comme ça Jay. Nature, Brut de décoffrage (et peut-être un peu porté sur le pipeau…). Il nous met au défi de trouver une seule personne qui l’accuse d’être vénal. Même quand il produit avec un autre mec c’est quand même lui qui fait tout, le Jay. Il le dit lui-même, il est un peu comme Matthew Herbert, il sait faire de tout, et bien le faire. En plus il détecte facilement les mecs qui ont pris la grosse tête. Jay, surtout, il est vraiment underground, se définissant systématiquement contre la hype.

On tient là deux des pôles qui contribuent à structurer l’espace de la musique électronique: la hype et l’underground, qui sont deux modes d’existence dans l’espace de la scène életro, le visible et l’invisible. Les deux se placent à rebours du mainstream, de façon différente. La hype reste tributaire de manoeuvres de buzz, parfois orchestrées avec talent, et semble condamner ses ressortissants à ne jamais pouvoir goûter cet état de grâce miraculeux qu’est le double statut des stars underground, connues et respectées.

Jay Haze se pose en ultime autorité (comme le fait Daniel Wang dans ses articles de Discopia (cf links), en particulier “he ain’t no pope”) de l’être-souterrain, la prétendue anti-thèse de la hype, le type si éloigné de la hype qu’il en devient le modèle. Qu’est-ce qui différencie Jay Haze de n’importe quel autre artiste interviewé sur le même site? A l’aide des propos Haze et de Wang on peut tenter de dégager quelques traits distinctifs.

L’underground, c’est une métaphore spatiale, elle désigne les phénomènes qui seraient en-deçà de la scène musicale visible. De fait, les artistes underground revendiquent toujours une sous-exposition médiatique, dont on ne sait jamais en fait à quel point elle est voulue. Qui plus est, le terme exposition recouvre des pratiques très distinctes, le pseudo anonymat des Daft Punk n’a rien d’un retrait médiatique par exemple, et de fait, de revendique aucune appartenance souterraine.

D’autre part, pour creuser un peu plus la métaphore spatiale, l’underground désigne également un réseaux de lieux alternatifs: des pays moins visibles, des villes moins évidentes, des salles plus obscures. A partir de cette carte mondiale de l’electro s’établit un barême du mérite. Devenir Dj techno à succès à San Francisco attire plus de compliments qu’à Berlin, l’essor de Dirty Birds en 2006 en témoigne. Pier Bucci en provenant du Chili accroit sa crédibilité souterraine, alors que, musicalement, ses productions sont particulièrement faciles d’accès. Chaque producteur peut se voir ainsi affecté d'un coefficient de crédibilité underground selon son son et sa situation sociale (géographique, professionnelle, familiale...).

Un des traits relevés brièvement par Wang me semble très important: la supposée non-reversibilité des transfuges underground/hype. La formule qu’il cite est éloquente:”Remember kids, once you sell out, the underground will never take you back.”, dit-il, en attribuant cette phrase à Sarah Ellison. L’underground serait ce corps collectif régi par un certain nombre de règles tacites, et dont la trangression signifie le outing, l'exclusion hors de la sphère de la respectabilité. L'underground électro s'appuie par exemple sur une certaine idée de la pureté de l'expérience musicale. Dans ce blog, on a pu évoquer parfois des brouillages occasionnés par des paramètres sociaux qui empêchent de pleinement profiter de la scène électro; en particulier une certaine forme de réinvestissement des cultures house et techno par une classe fortunée. Dans l'idéologie underground, il serait encore possible d'avoir une expérience non-polluée de la musique, par une abstraction de l'environnement mondain. C'est ce à quoi aspire Wang dans son article. Il voudrait que les gens cessent de réfléchir à leur propre situation sociale en contexte de club, pour se connecter directement à la musique. Malgré son irréalisme, cette proposition peut se lire en creux dans de nombreuses notes d'intention et entretien de producteurs d'electro (voir l'interview de Burial citée par James Holden).
A partir de cette hypothèse, on constate que de nombreux projets musicaux qui s'appuient sur un certain discours non-musical se voient disqualifiés, je pense par exemple au dernier Cassius, dont les principaux arguments de vente reposaient sur des données d'intention: retrouver de la spontanéité avec un enregistrement en temps limité, rechercher un certain esprit house révolu en partant à Ibiza (sans parler du fait que Cassius étant quasiment mainstream le voyage vers l'undergound est inenvisageable). A l'inverse, tous les concepts s'articulant autour d'un certain culte du son peuvent prétendre au prestige souterrain. La techno minimale, au moment de son apparition, en fut le parfait modèle. S'appuyant sur une façon de construire le morceau qui déconstruit le modèle techno classique, forme de reverse engineering musical, les artistes mettent l'accent sur des phénomènes microscopiques de production, rendant l'écoute plus exigeante. Ce prestige underground a fini par grandir de façon telle que le label de Richie Hawtin, Minus, se voit aujourd'hui taxé de hype, par Jay Haze en l'occurence. Leur notoriété acquise par le culte du son pur finit par déborder sur la loi fondamentale de non-exposition médiatique.
Certaines tentatives de voyage retour peuvent sembler douleureuses et difficiles. Les Scratch Massive semblent en être bien conscients puisqu'ils emploient l'essentiel de leur interview dans Trax à se dédouaner de toute trahison underground en décrivant leur expérience dans une major compagnie (pour leur premier album, une nullité) en ces termes "les majors c'est comme la prison, une fois que tu y as goûté, tu ne veux pas y retourner". Formule dont Trax fait son miel en la reproduisant une page plus loin en capitales noires soulignées de rouge. Le propos ne fait pourtant pas vraimen illusion, d'autant plus que le journaliste a cru bon de préciser que l'entretien est organisé dans un hôtel chic tenu par des promoteurs mondains parisiens en vogue. C'est presque avec des accents réactionnaires qu'ils endossent leur habit rhétorique d'anciens, qui ont connu "la tôle ondulée, les bières posées sur les parpaings, les ectas et Liza N'Eliaz". On constate ici la propension de l'underground a se comporter en fonction d'une mémoire collective, qui n'oublie rien et pardonne peu. Musicalement, leur repentir passe par la fierté d'avoir pu faire masteriser leur disque (le deuxième album, une nullité) par un des deux membres de Maurizio, icône underground ne souffrant aucune contestation. Ce duo fait partie des intouchables. Cela tient sans doute au fait que pendant des années on a cru qu'il s'agissait d'un homme seul, un des deux membres du groupe ne voulant pas rendre publique son existence.
Des projets tels que Maurizio, on en compte quelques uns, la nébuleuse Dopplereffekt/Arpanet/Japanese Telecom, Drexciya, Underground resistance, entre autres, dont la réputation repose sur l'anonymat, ascenseur direct vers le prestige underground. Beaucoup aimeraient en arriver là, sans avoir à supporter le fait qu'ils sont, en réalité, absolument inconnus. Metro Area n'en est pas loin, grâce à Darshan Jesrani, que son collègue Morgan geist décrit comme absolument rétif à la notoriété, ayant refusé que le groupe se produise en live. Richie Hawtin réussit pour sa part à rester une icône underground tout en étant assez connu pour se voir commander la musique de la cérémonie d'ouverture des jeux olympiques de Salt Lake City, preuve s'il en était besoin que la question de l'underground ne concerne en réalité que des formes de notoriété symbolique.

L'article de Wang a ceci de drôle qu'il en vient à détailler la casuistique du Dj cherchant à rester authentiquement underground. Il se doit par exemple d'éviter toute chanson qui, à l'échelle de la scène dans laquelle il est joué, peut être apparenté à un hit, quitte à renoncer à des morceaux faisant d'ordinaire partie de ses favoris. Il cite en exemple les titres disco produits par Arthur Russel dans le milieu des clubs new-yorkais. La tracklist du Dj devient un objet d'étude pour les amateurs éclairés, rendant le travail de sélection complexe puisqu'impliquant à tout instant des choix dépassant largement le cadre d'une soirée; à chaque titre, chaque enchaînement, chaque intervention sur la table de mixage, c'est une certaine idée de la musique (voire plus!) qu'il met en jeu, qu'il le veuille ou non. Certains disc-jockeys s'en accommodent facilement, étant doués pour mesurer la portée de chaque morceau, d'autres s'y cassent les dents (cf les réactions acerbes des puristes dans certains forums sur les sélections d'Agoria, "ah le salaud, il a joué un Prodigy, il nous prend pour des singes ou quoi?"). le problème étant de savoir à quel point les gens consomment une certaine idéologie, un certain discours, au lieu de la simple succession des morceaux.

On en arrive en fait à ne pas trop savoir ce qui est underground ou pas, puisque dans tous les cas les connaissances demandées pour établir le statut semblent en limiter l'accès à des personnes dont le niveau social est d'ordinaire opposé à l'underground. L'underground se mérite, on ne peut pas l'être quand la vie a été trop facile grâce à une famille fortunée; la façon très cash qu'à Jay Haze de confier les épisodes les plus douleureux se son enfance est assez parlante, me semble-t-il, comme une transaction entre ses confessions et un accroissement de son coefficient crédibilité.
Dès qu'apparaissent les germes d'un discours légitimiste de type "underground", les processus de "gentrification" d'un milieu (pour reprendre l'expression de Dimitri Della Faille dans un article sur les scènes post rock et techno minimale de Montréal dans la revue Volume!) en sont plus très loin; les bourges sont dans la place.


Pour l'heure, Jay Haze reste un sacrément bon producteur, pour preuve ce morceau dont il dit dans son entretien qu'il occupe une place à part dans son oeuvre:


Jay Haze - Soul in a Bottle (feat Big Bully and Sven VT)


Quand je disais que la techno minimale rappelle les opérations de reverse engineering, je pensais typiquement à ce genre de morceau. Peu d'élément, deux-trois riffs de synthé, quelques touches percussives, juste de quoi vérouiller un groove qu'on ne lâche plus jusqu'à la fin du morceau. Chaque piste qui s'ajoute se donne à entendre à la fois pour elle-même, au sein d'un tout très dépouillé et en relation avec les boucles environnantes, permettant ainsi de décomposer le fonctionnement d'un morceau de techno classique. En cela, le morceau correspond tout à fait à ce que Jesse Siminski dit de la techno pratiquée par le label Minus: "Often times with minimal techno tracks it’s stripped down percussion and groove". La qualité entêtante du morceau provient du traitement distant de la voix, et de ce riff synthétique lent et simple qui guide toutes les pistes. Des éléments supplémentaires viennent ce greffer sur ce squelette, sans jamais prendre le dessus, ni donner l'impression de surcharger le titre. De la belle ouvrage, ma foi.


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ps: encore une compil hip hop gratos: ici. Le titre final de Aesop Rock est étrangement clubby.

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