On se souvient du parcours du label Warp, créé à la fin des années 80 dans le but de promouvoir des productions orientées dancefloor indépendantes, dans la petite ville de Sheffield, qui a connu une rapide notoriété populaire avant de progressivement devenir le symbole de l’electro alternative “pointue” aux yeux de la presse, en partie à cause d’un malentendu; le label avait en effet intitulé de manière ironique une de ses premières compilations “Artificial Intelligence”, dans le but de satiriser les critiques qui dénonçaient le côté mécanique de leurs productions (c’est en tout cas ce que les patrons du label ont clamé par la suite), mais ce que les créateurs de Warp n’avaient pas vu venir, c’est la façon dont ce titre allait confirmer la tendance naissante à utiliser ces mots comme étiquette générique classifiant leur musique, l’IDM, l’intelligent dance music. C’est à partir de ce moment que le label va presque définitivement cesser de sortir de la musique de club (aux alentours de 1992/4). On peut se demander ce que ce terme, recouvrant des productions tellement hétéroclites, pouvait bien désigner comme style musical. De manière plus simple, il n’était sans doute qu’une invention de journaliste pour établir une hiérarchie entre la musique dansante populaire et un son qui à l’époque ne touchait qu’une fraction du public, se rendant plus profitable aux yeux de la presse. L’article de la wikipedia tisse même un lien de filiation presque injustifiable historiquement de Stockhausen à Warp; c’est dire le pouvoir de légitimation contenu dans ce terme.
Wang et Wire se rejoignent dans la condamnation d’une musique purement fonctionnelle. On peut néanmoins se demander ce qu’est cette fonctionnalité décriée. Spontanément on pense à la réduction du morceau à sa fonction de “dancefloor-filler”. Dès lors la critique de The Wire se comprend facilement; cela revient à évoquer les différents mode d’écoute de l’électro: “club music” contre “listening music”. La musique électronique “cutting edge”, telle que souvent The Wire la représente, n’a finalement que peu à voir avec la bonne musique telle Wang la voit; elle recouvre simplement des musiques n’appelant pas nécessairement d’utilisation sur les pistes de danse. Cela concerne par exemple les gens qui font de la musique avec du fromage. La distinction opérée par Wang est différente: il ne parle que dans le contexte des musiques house et disco. Cela peut sembler étrange: à quel moment un morceau de house, dont le but est toujours de faire danser, cesse-t-il d’être de bonne qualité tout en remplissant son cahier des charges initial? Une partie de la réponse proviendrait sans doute du formatage des habitudes du public des boîtes de nuit. Mais ce n’est pas de cela que parle Daniel Wang. Il s’en tient strictement à des considérations de dj/producteur. Il faut que la musique l’émeuve. Quand on pense à la finalité dansante de la musique, on voit facilement le type de comportement appelés et les moyens pour l’obtenir. Mais comment la musique émeut-elle? Quelle sont les comportement qui indiquent qu’une musique est émouvante? C'est que, contrairement à l'association musique/danse, les émotions musicales sont très largement métaphoriques. C'est la thèse exposée par Lawrence Zbikowski dans cet article. On peut en effet penser que les sons sont toujours perçus par le cerveau comme une succession intentionnellement organisée par quelqu'un d'autre, selon des motifs qui appellent une forme de réprésentation mentale. Ces motifs, à force d'être perçus au fil des années de manière similaire, deviennent les catégories à travers lesquelles on interprète le son en "émotion". Par exemple, l'utilisation de la réverbération ou de l'écho pour traiter une voix devient un critère dont le dosage plus ou moins fort peut attribuer un coefficient "émotion" à un chant. On peut étendre ainsi à l'infini la liste des motifs et des émotions associées: saturation/agressivité, rythme compris entre 110 et 160 bpm/joie entraînante (Dj Hell dans les notes du disque "I Like It vol1" soutient même qu'à 126,6 bpm tout le monde se met à danser), certains accords qui connotent la tristesse, une succession de notes qui montent ou descendent, etc etc, à vous de compléter avec vos disques. La musique electronique étant principalement instrumentale, les outils de description sont déjà extrêmement métaphoriques (break, montée, climax, nappe, boucle, texture, ...) et participent aussi à la reconfiguration des sons en émotions/métaphores. On pourrait même penser que la répartition en catégories, en sous-genre, est déjà une certaine forme de catégorisation par association de métaphores convergentes. C'est peut-être pour ça que les cas de déviances génériques sont finalement assez rares dans les musiques de club.
A partir de cette hypothèse, on peut tenter d'imaginer comment Wang perçoit la musique électronique: il existe un panel d'outils qui déclencheraient généralement des réactions précises, et il incombe au producteur et au Dj de faire preuve de subtilité dans leur combinaison. Toute tentative trop grossière sera reversée dans le bac des purs "dancefloor-filler", mercantiles et mécaniques, et tout travail complexe appelant un décryptage moins facile de retranscription métaphorique sera valorisé, puisqu'il ne permet pas à l'auditeur de se sentir automatiquement "self-conscious". Rien n'est pire à ses yeux que le moment où une scène musicale devient auto-référentielle. Il professe en effet son admiration pour tout ceux qui restent dans "the moment". Les morceaux à ses yeux les plus finement produits rendent l'activité de métaphorisation la plus fertile, forçant l'auditeur à puiser plus loin dans son catalogue mental d'analogues, provoquant une adhésion plus forte au système de répétition des motifs propre à la musique électronique de club. C'est là, dans l'hypothèse d'un catalogue mental d'analogues, que la question des cultures clubs se poserait, rejoignant des problèmes plus sociologiques. On notera à titre de confirmation potentielle le fait que Wang ne cite que des morceaux qui l'émeuvent sans jamais spécifier l'émotion. On n'entend rarement quelqu'un dire: j'aime bien ce morceau, il m'a rendu triste. On préfère les émotions plus "complexes". Certaines musiques auront toujours les faveurs d'un public plus éduqué (et de fait Wang est titulaire d'un diplôme de psycho): elles permettent de broder sur des trucs "indicibles".
Voilà comment à mon sens on peut se figurer cette idée que toute musique parvenant à faire danser les gens n'est pas pour autant de la bonne dance music. Bien sûr ça ne résout pas vraiment tous les cas où on peut capter tout de suite l'univers de référence d'un morceau, et les émotions impliquées, sans que cela ne gâche le plaisir. Il doit y avoir un régime référentiel de plaisir que Wang ne goûte pas, dénotant sans doute un certain esprit de sérieux du bonhomme (cf photo plus bas). Son article sur l'acoustique des boîtes de nuit montre de plus une certaine forme d'hostilité à l'égard des courants de musique électronique minimale, qu'il requalifie automatiquement de musique "sous-produite". Cela confirme son besoin de ne pas détecter immédiatement les intentions d'un producteur et partant, son goût pour la finesse des arrangements, très apparent dans ses disques, où la place accordée aux textures et aux harmonies est primordiale.
Pour illustrer toutes ces merveilleuses considérations, un morceau:
Putsch 79 - Doin It (Daniel Wang remix)
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