Depuis l'année dernière, une revue dvd entièrement consacrée à l'actualité de la musique électronique offre des portraits d'artistes d'ordinaire ignorés par la presse spécialisée. Slices, c'est le nom de ce rafraîchissant projet, ne raisonne pas en termes de mouvement, de tendance, ou même de genre, mais s'en tient à des parcours individuels, décrits dans leur contexte propre, en fonction de l'actualité des disques; c'est à mon sens une des raisons pour lesquelles le contenu surpasse sans mal celui de ses homologues papier et télévisé (Trax et Tracks, donc). Le dvd propose quelques clips, sans grand intêret, des mini-interviews, peu consistantes, mais surtout des reportages de 12 minutes chacun, dans lesquels les artistes ont vraiment le temps de détailler leur évolution, le choix de leur label et leurs méthodes de travail. La sélection du numéro de septembre (le prochain sort dans deux semaines) est irréprochable: Henrik Schwarz, Loco Dice, Carl Finlow, Emperor Machine, Thomas Melchior, Soulphiction, et Remute (j'en passe deux autres qui m'ont paru moins intéressants). Chaque portrait mêle entretiens face caméra et intermèdes graphiques, plus ou moins heureux, la palme revenant pour moi aux exploits culinaires de Henrik Schwarz, pendant lesquels on peut écouter la musique évoquée.
Mais la cérise sur le gâteau est sans conteste la présence d'une interview de Mad Mike, la légende de Detroit, qui revient sur les débuts d'Underground resistance, la place de ce label dans la scène électronique, et sur le rôle qui d'après lui incombe à sa structure dans le tissu social de sa ville. Imaginez aujourd'hui un label à la mode, à Paris par exemple, un de ces labels qui vendent des pulls en cachemire et de la musique de club, reverser les bénéfices obtenus par leur deejays à des adolescents de leur quartier pour financer leurs études. On mesure l'étrangeté de l'évolution sociale de la culture club. Il faut admettre qu'à partir d'un certain moment les valeurs véhiculées par ces musiciens, noirs issus des quartiers les plus difficiles d'une ville en état de sinistre social, sont devenues l'apanage d'une frange de la population à l'opposé des origines américaines du mouvement. Mad Mike le souligne quand il fait remarquer, premièrement, que, dans les années 80, quand les pionniers du mouvement techno en ont jeté les bases, ils ont opéré un grand écart culturel entre l'avant-garde européenne, Kraftwerk, et la culture soul afro-américaine, et, deuxièmement, que le renvoi d'ascenseur, de l'Europe jusqu'à Detroit et Chicago, n'a jamais vraiment eu lieu. On m'objectera que le mythe de Motorcity reste un modèle très fréquemment cité par les artistes électro; mais précisément, et je vous remercie de faire cette confusion, ça simplifie ma démonstration, il s'agit d'une image perpétuée, une attitude, et non pas la vraie aide espérée par Mad Mike. Au fond, le projet initial d'Underground Resistance n'a pas été compris: ancien musicien studio de la Motown, Mad Mike entendait rompre radicalement avec le système des maisons de disque qui, pour des motifs promotionnels, confondaient volontairement production musicale et création de figures publiques, les artistes. D'où le parti-pris d'anonymat, que Mad Mike maintient encore aujourd'hui. Il voulait déconnecter la musique de son image sociale. De manière attendue, ce principe est devenu une image très forte à son tour, et a dès lors préparé l'échec de l'entreprise politique d'U R. Le site officiel est à ce titre flagrant: le militantisme affiché de la structure est avant tout aujourd'hui un réservoir graphique de motifs publicitaires et de slogans un peu creux. Il est donc très agréable de pouvoir réentendre Mad Mike s'exprimer directement, et réaffirmer la vigueur de son engagement pour un culture du funk, du collectif, et du mépris de l'establishment.
Cela étant, on ne peut s'empêcher de noter la douce ironie du dispositif: Slices, support de ce discours très frais de Mad Mike, n'est autre qu'une excroissance promotionnelle de T-Mobile, l'opérateur de téléphonie mobile international. La charte graphique adoptée va jusqu'à reprendre le code couleur du logo de la firme. Il semble que la musique électronique soit désormais dans une fâcheuse posture: sociologiquement dévoyée, elle n'est plus que le support de connotations bébêtes: étant produite par des machines, elle incarne le nouvel ordre technologique mondial, étant une musique destinée aux clubs, elle s'adresse à la jeunesse, et étant volontiers conceptuelle, elle s'inscrit dans un culture du "design", qui vise à l'intégration de nos goûts et de nos besoins dans un "lifestyle", un mode de vie, où tout s'harmonise dans l'unité d'une marque. Ces traits sont aisément, à mon sens, vérifiables par un bref relevé des publicités qui font appel à la musique électronique: Orange se paye un morceau de Lcd Soundsystem et un autre d'Aphex Twin, un comble quand on connaît la roublardise du personnage, qui aurait pu être le héros de la stratégie de la balle dans le pied s'il n'avait pas su mettre en oeuvre une telle inventivité (qu'il ne semble plus pouvoir exercer musicalement d'ailleurs) dans la gestion de son brand-name le plus notoire, Sony se paye Stereo Total, ou encore Air, Peugeot fait claquer les synthés de Justice pour vendre on sait quelle voiture, Bouygues illustre sa passion pour tout ce qui se désintègre avec un morceau intrumental de DJ Shadow, Motorola affiche du Add (N) To X, Jean-Louis David coiffe au son de Playgroup remixé par Zongamin, Tiscali choisit Royksopp, France Telecom opte pour RJD2 (de même qu'Adidas, Levis, et la prévention contre l'alcoolisme; no comment), Coca pétille au rythme de Readymade FC, Apple a déjà sorti le chéquier pour que Daft Punk et Rinoçérose fassent danser les silhouettes noires porteuses d'Ipod, BMW roule pour Boards Of Canada, Alldays utilise Bob Sinclar pour incarner ses grosses tâche fluos, et pour achever ce tour non-exhaustif (loin de là, mais les exemples plus anciens relèvent des mêmes catégories. J'ai exclu tout ce qui a trait à David Guetta, qui pousse le plaisir jusqu'à jouer dans les pubs utilisant "sa" musique), Nintendo emploie du Fannypack. Bigre. Je ne saurais pas vous dire qui est ce client idéal que ce relevé semble dessiner, mais je peux vous dire qu'il a du pognon.
L'aspect le plus problématique à mes yeux de cette instrumentalisation est la difficulté à savoir qui gagne quoi dans cette transaction. La marque espère s'adjoindre le prestige lié aux connotations listées un peu plus haut, l'artiste acquiert une notoriété et un revenu sans doute inespéré dans un milieu où vendre 2000 disques suffit à être considéré comme "phénomène" (Mad Mike, dans le même entretien, s'amuse à imaginer la tronche que feraient les membres de U2 si on leur disait qu'ils ont vendu 2000 exemplaires de leur dernier disque). soit. il ne reste alors à mon avis qu'un seul vrai perdant: l'amateur de musique électronique qui passe son temps à se retrouver catégorisé de force. Se dire que même un type aussi zinzin qu'Aphex Twin et un groupe aussi dématérialisé que Boards Of Canada peuvent être les emblêmes éphémères de produits hi-tech me laisse songeur. Cela implique nécessairement qu'un conseiller marketing quelconque a réalisé une étude de marché tendant à prouver que ces musiques correspondent à l'esprit de la marque; et le pire, c'est qu'il a forcément raison. Il nous incombe donc de faire désormais preuve d'une extrême prudence si l'on ne veut pas subir ces incessantes catégorisations: c'est bien d'une hygiène des goûts musicaux que je parle. A nous de faire en sorte de ne pas mériter ce qui nous arrive (à moins qu'on ne le souhaite, ce qui au fond ne doit pas être impossible: l'idée selon laquelle certaines personnes se réjouissent à l'idée de pouvoir dire en public: "je connais cette musique c'est machin chose du label truc", pendant une page de pub par exemple, n'est pas si incongrue, il pourrait même pousser le vice jusqu'à compléter son lifestyle en fonction de ces convergences), en s'efforçant de plébisciter l'irrécupérable, du vraiment nul à l'incompréhensible.
L'alternative, au niveau des artistes, c'est la stratégie de la balle dans le pied: elle désigne toutes les conduites mises en oeuvre pour réduire à néant tout ce qu'un producteur peut posséder de capital symbolique. Je pense au courage d'un groupe comme Tiefschwarz, qui après un remix éblouissant, qui parvient à mettre toutes les pistes de danse d'accord, et une compilation sympathique perpétuant ce plaisir, pond un ignoble album et massacre ce qui aurait dû être leur contrat en or, un remix pour Depeche Mode. Admirable. Saluons également l'audace d'un Tekilatex, qui non content d'être un artiste très en vue sur un label à la légitimité démontrée dans le monde de l'electro s'en va pourrir son image dans une écurie cultivant la médiocrité putassière depuis ses débuts glorieux (Mike Olfield quand même les enfants), et offre à la face du monde ce qui est peut-être le plus mauvais morceau de l'histoire. Merci bonhomme. Il faut parfois savoir se sacrifier pour l'équipe. Daft Punk en sait quelque chose: comment tenter d'endiguer la récupération mercantile après deux albums considérés comme autant de jalons dans la courte histoire de l'electro européenne? En faisant un étron-disque de génie, dont on clamera haut et fort qu'il a été entièrement conçu et produit en moins de trois semaines. Ainsi, les utilisations publicitaires seront toutes désormais teintées de cette nuance de crotte inimitable dont chaque morceau de cet album brille. Cet exemple prodigieux n'est pas resté lettre morte: les compères Boombass et Zdar s'en sont servis pour remédier à cette problématique médaille remise par Donnedieu de Vabres: 15 again est la réponse de Cassius à Human After All: trois semaines de travail miteux à Ibiza, et voilà le merveilleux objet, fleurant bon la fosse septique. Votre premier morceau est un tube si réussi que deux ans après vous n'avez fait qu'un maxi? Faites comme Justice: garnissez le disque de remixes atroces et de versions démo (étiquettées comme telles bien entendu) de morceaux inexistants, et vous aurez la douce assurance que les amateurs d'electro vous auront déjà reniés au moment où Peugeot vous aura rempli les tiroirs de billets verts. A vous de compléter cette liste de héros qui ont choisi de renoncer au prestige musical annonciateur de récupération "corporate" en se tirant tout seul une balle dans le pied. On comprend mieux désormais l'assertion visionnaire de tekilatex: Aphex Twin et Britney Spears=même combat. Bingo: ils nous vendent des merdes similaires, par des chemins différents. Allez, un morceau du prince des tireurs de balle dans le pied: Sébastien Tellier, dont le comportement mystérieux oscille entre abrutissement intégral et oracle hermétique. J'apprécie la façon dont il a forcé son label a tourner deux clips pour le même morceau, La Ritournelle, après avoir, avec la complicité de Mr. Oizo (je l'avais oublié dans ma liste de pubs celui-là), rendu un petit film bizarre (consultable sur le site).
L'autre raison qui m'a fait choisir ce morceau, c'est la présence d'Emperor Machine, en fait la moitié des Chicken Lips, au menu de Slices. Ce remix porte vraiment la patte de ce projet, qui consiste à ressortir ses synthés analogiques pour en tirer des riffs insensés, plus proches du sound design d'un film de science-fiction que des arrangements disco habituels. Le remix garde néanmoins une structure dance music qui fait la part belle aux percussions et offre une ligne de basse monotone mais efficace. Du morceau original les Chicken Lips ont conservé les paroles, et des samples de cuivres et de cordes inattendus mais particulièrement amusants. Ils tirent profit du goût de Tellier pour les orchestrations un brin grandiloquentes, sans en assummer le sérieux. Sur ce fond déjà enthousiasmant, Andy Meecham déploie un panel d'accords de synthétiseur qui ne construisent aucune mélodie mais emmènent le morceau vers des ambiances psychédéliques. Et si vous entendez ce remix dans une pub envoyez moi un mail et je trouverai toutes les raisons qui font de ce morceau une daube infecte.
Je vous embrasse,
jojo.