Vous avez peut-être déjà lu l'excellente (et rarissime, le journaliste dans la version papier de l'article relate le périple ayant précédé l'entretien, qui a failli ne pas avoir lieu) interview de Mike Banks, plus connu sous le pseudo Mad Mike, grand manitou d'Underground Resistance (site mignon à cliquer ici). J'avais déjà mentionné la fraîcheur de ses propos il y a quelques mois, et ce que j'ai lu dans The Wire m'a conforté dans ma sympathie profonde envers cette personne. Plus d'une remarque me semblent aussi simples que pertinentes:
1/ on mentionne souvent le fait que la techno est née à Detroit, ville industrielle par excellence, et en général ça aboutit à des platitudes sur l'influence que ça a pu avoir sur l'esthétique musicale de ces artistes. Ici, Mad Mike choisit de développer un parallèle plus riche entre la situation de l'industrie automobile de Detroit au sein de l'industrie automobile mondiale et la place qu'occupe la techno de Detroit au sein de l'économie musicale électronique mondiale. L'homologie est intéressante, d'autant plus qu'elle rattache la vitalité commerciale de la techno a une approche particulière de la technologie comme base de la popularité de sa musique. Au fond, musicalement, la techno de detroit n'a pas révolutionné la façon d'écrire de la musique, mais a su cristalliser un mode de production original, détaché de l'approche intrumentiste conventionnelle, qui utilisait les outils électroniques comme simple intermédiaires pour réaliser les idées écrites au préalable. C'est comme ça qu'on peut comprendre que Mad Mike assemble un petit "bullshit museum" où il expose les vieilles machines utilisées par les figures historiques de la techno de Detroit. ça m'a rappelé une discussion que j'avais eue avec un ami où on se disait que, dans certains cas, ce qui définit un genre en musique électronique, ce n'est pas un set de qualité esthétiques (la disco par exemple, est définie dans la wikipedia ainsi "Disco songs usually have soaring, often reverberated vocals over a steady four-on-the-floor beat, an eighth note (quaver) or sixteenth note (semi-quaver) hi-hat pattern with an open hi-hat on the off-beat, and a prominent, syncopated electric bass line. Strings, horns, electric pianos, and electric guitars create a lush background sound. Orchestral instruments such as the flute are often used for solo melodies, and unlike in rock, lead guitar is rarely used"), ni par un usage social (comme la "house music" dont le nom est tributaire de l'endroit où elle était jouée) ni même un dispositif technique particulier (des pratiques comme le clicks'n'cuts par exemple), mais un certain rapport à la technologie de production. Ainsi, entre les vieux classiques de house façon chicago des années 80 et la première génération de techno de Detroit, il n'y a pas de grande différence musicale. Pourtant, quand le terme "techno music" est apparu, il a su mettre en évidence le changement de paradigme qui fonde la grande influence de ce terme sur la musique électronique. En réalité, aucun outil spécifique n'avait été créé, mais l'idée de développer sa musique en prenant strictement le parti pris des machines a suffi à faire naître un genre nouveau, déclinable à l'infini en sous-genres divers. Ce effet de cristallisation du concept explique à mon sens la permanence de l'idée selon laquelle la musique électronique est un genre tout récent, apparu dans les années quatre-vingt, les travaux antérieurs étant relégués au statut d'influences et de pionniers.
2/ Mad Mike donne des explications sur sa politique d'anonymat qui diffèrent des interprétations très abstraites qu'on en donne parfois (souvent axées autour d'une dissolution de la figure de l'artiste au profit de la musique "pure"; en réalité, si ça peut coller à des projets tels que Drexciya, ça ne cadre pas vraiment avec la vision très humaine de Mad Mike, même s'il évoque aussi cet aspect): il perçoit qu'une forme de transaction symbolique s'instaure entre les consommateurs de sa musique et les producteurs, et essaye de maintenir une aura de mystère qui accroît le capital-prestige de sa musique. Raisonnement très terre à terre mais manifestement efficace, vu la longévité du label. Il revient sur ce point à plusieurs reprises, et distingue assez finement le besoin d'avoir une figure d'autorité forte (un label qui fonctionne littéralement comme une étiquette, un producteur charismatique) et le danger d'avoir une musique dépendante d'un personnage dont les caractéristiques finiraient par déborder la musique elle-même.
3/ Il maintient sa conception très utopiste de la fonction politique de la musique, ce qui d'autant plus louable qu'il est très impliqué dans le tissu social de sa ville, et donc au fait des réalités de la vie. Underground Resistance fonctionne parfaitement comme une petite entreprise brassant des enjeux très divers: il y a une dimension économique, en ce sens que le label est vraiment là pour aider des musiciens à payer les factures en leur assurant une visibilité suffisante, une dimension symbolique, en ce sens que le label entend développer un certain discours sur la société, et une dimension plus simplement sociale, qui concerne l'action très spécifique du label sur son contexte propre, Detroit. C'est pourquoi Mad Mike insiste autant sur le feedback qu'il reçoit, et sur le poids que cette popularité très forte quoique spécifique donne à sa propre parole dans sa ville. à la fin de l'entretien on comprend vraiment pourquoi il croit que la musique peut changer les choses; il agit vraiment en conséquence de ce principe. L'excellence musicale (il réfléchit en terme de nécessité naturelle à l'oeuvre dans ses morceaux, qui semble même lui échapper, à la façon du poète saisi par l'inspiration), l'exigence de produire la meilleure techno possible, compte vraiment dans son action sociale.
4/ Sans vraiment le formaliser, Mad Mike offre quelques idées intéressantes sur la façon dont la musique transite, crée de l'information et ouvre des perspectives. ça l'amène a percevoir des phénomènes abstraits comme les différentes échelles de la mobilité urbaine à travers son activité de musicien, par exemple; tant et si bien qu'il en arrive à interpeller des personnalités politiques pour critiquer des projets de construction de route, pour promouvoir un développement des transports en commun de proximité. Il rattache cette prise de conscience à sa propre activité de voyageur, directement liée à son activité de musicien.
5/ j'aime le fait qu'il s'applique à faire qu'Underground Resistance reste une entité dont le but principal est de sortir des disques. ce qu'ils font plutôt bien en plus. Et comme le journaliste de The Wire, je vais laisser le mot de la fin à Mad Mike: "We're still making cutting edge shit, man, it's wild shit, man, it's raw, I love that ghetto perspective on space and time and the future, because it's warped like a motherfucker, and as long as they're making it, I'll put it out."
Et pour finir, une deuxième fois, ce message, une tape de bon aloi:
"Transaction annulée":
1. Lawrence - Rabbit Tube (Dj Koze remix)
2. Someone Else - Carespray
3. Stimming - Get out of something
4. Three Dog Night - It's for you
5. Box Codax - Rat Boy (Mock & Toof mix)
6. Toby Tobias - A Close shave (Brontosaurus remix)
7. Fabrice Lig - X-Slaves who changed the world
8. FPU - Seven Of Nine
9. Jori Hulkonnen - Fermi Paradox
10. Marco Passarani - Clair
clique pour l'avoir
2 commentaires:
Ce qui me touche particulièrement dans les propos de Mad Mike, c'est leur universalité : remplacez le mot "musique" par n'importe que autre mot, ça sonnera toujours juste.
Ce mec est un très, très grand qui me redonne espoir, à moi qui me désole régulièrement (pour ne pas dire toujours) du niveau de futilité et de vacuité de bon nombre de clubbers...
Cool ton article ! J'avais pas eu l'occaz' de lire cet interview. On fait un cycle spécial techno de Detroit su mon blog en ce moment. Je vais devoir trouver autre chose à dire sur Mad Mike maintenant :p
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