Bonjour à tous, ou bonsoir, c'est selon.
Je me sens d’humeur pédagogue aujourd’hui, tant pis si vous savez déjà tout de ce dont je vais essayer de parler, ravalez votre amour propre, asseyez-vous une minute et prenez des notes; on discutera plus tard.
Un concert auquel j’ai récemment assisté au musée d’art contemporain de Lyon m’a frappé par le type d’écoute qu’il semblait préconiser pour de la musique qualifiée, sur le site du musée, de “abstrakt booty house” (ouais. et encore je vous épargne un jeu typographique). Le producteur était assis dans un fauteuil et le public dans des sièges similaires à ceux d’un cinéma, disposés en gradins. Le nombre de places était relativement restreint, et l’ambiance relativement calme, voire silencieuse. Personne ne parlait à voix haute à son voisin. L’artiste a joué ses productions personnelles, ordonnées selon un principe de gradation dans l’intensité rythmique, durant une heure, jusqu’à atteindre une phase finale pendant laquelle le son proposé était en tout point semblable à ce qu’un dj aurait joué en boîte de nuit. De plus, la configuration de qui était annoncé comme un live avait de quoi surprendre: le musicien invité avait placé à sa droite un lecteur cd hi-tech avec surface tactile pour faciliter la recherche d’un point précis du morceau et permettre d’éventuels scratches, et devant lui, une table de mixage multicanal connectant cette platine au séquenceur hardware posé à sa gauche, et de laquelle sortait le fil d’un casque de dj, qu’il arborait autour de son cou. Une telle configuration n’aurait pas dépareillé dans la cabine d’un nightclub. Ainsi l’essentiel du travail du performeur consistait à ménager des enchaînements entre les morceaux pré-enregistrés sur le cd apporté et les motifs programmées dans son séquenceur, auxquels il n’apportait que des variations mineures en pressant de temps à autre certains boutons. Tout dans sa gestuelle contribuait à évoquer le travail d’un deejay: l’écoute intermittente au casque en n’utilisant une seule oreille, le hochement de tête marquant la pulsation pour s’aider à caler la séquence suivante, et le toucher en finesse des différents potentiomètres de la table de mixage pour régler la superposition des couches sonores de manière équilibrée. Mais cet après-midi là, la seule chose de bien calée fut en réalité son enveloppe corporelle, entre les deux accoudoirs de son fauteuil. Le public ne s’y trompa pas en boudant progressivement, mais massivement, la prestation du jeune producteur.
Une des raisons serait donc à première vue le décalage entre deux modes de consommation de la musique électronique, l'un mobile, le dj mix en club, l'autre statique, le live dans une salle de concert. Par musique électronique, j’entends en fait ce qu’on désigne parfois en anglais “electronic dance music”, par opposition au simple “electronic music”, qui renvoie à toute forme de musique obtenue au moyen de synthèse sonore, par la médiation d’une machine. Ce qui m’intéresse, c’est bien la musique électronique en tant qu’elle est un assemblage, entre autres, d’éléments rythmiques, de travail sur la texture des sons et sur leur timbre, dans le but de satisfaire principalement une écoute sociale de club. Cette spécification renvoie donc aux genres apparus au début des années quatre-vingt, techno, house et electro, pour schématiser. Cette “electronic dance music” comporte deux phases essentielles: la production du son et sa reproduction. La première étape se fait dans le studio du producteur, la seconde en public. Contrairement aux autres musique pop, elle n’est pas immédiatement reproductible par des performeurs, au moyen d’une partition, par exemple. Le public de cette musique électronique n’attend pas d’un artiste venant jouer dans un lieu qu’il produise en direct le son. On sait que cette musique fondée sur un travail de superposition de pistes comme autant de couches de son est presque impossible à recréer en live. Le relais du producteur est donc le disc-jockey, ce qui infléchit l’idée de performance d’ordinaire avancée pour comprendre un concert de musique populaire. Le dj n’est d’ailleur pas nécessairement producteur, et inversement. Les compétences requises varient radicalement: la dextérité virtuose d’un Jeff Mills à la table de mixage est depuis longtemps, à mon sens, la seule qualité que l’on puisse accorder à cet artiste dont l’oreille et le talent de producteur laissent certains sur leur faim (dont moi d'ailleurs). Les critères d'évaluation du producteur et du dj ne se recouvrent donc pas totalement: s'ils sont tous les deux sujets à un étiquettage générique, ils ont des préocuppations aujourd'hui très différentes. En fait, le décalage peut parfois sembler tel que je me demande si les deux activités n’ont pas fini par s’autonomiser.
Dans les messages précédents, j’ai pu un peu expliquer les motifs qui frustrent parfois le plaisir que je peux prendre en allant écouter de la musique électronique: le contexte sociologique très hiérarchisé infléchit mon appréciation du spectacle, le besoin qu’ont les clubs d’une musique impressive et percutante m’abrutit les sens au fil de la soirée, et tout simplement parfois la pauvreté musicale d’artistes érigés en phénomènes au bout de deux remixes punchy et trois maxis mal remplis me gâche la nuit. Toutes les formes de musique électronique dansante ne se prêtent pas de la même façon à l’écoute publique. En effet, et ce n’est qu’une seule façon de comprendre ce problème, les développements récents d’outils technologiques (la norme MIDI en particulier) et de logiciels nouveaux (tels Ableton Live et Traktor), et donc de sous-genres conséquents (clicks’n’cuts, laptop performances, etc), placent les djs face à un dilemme: faut-il tenter de rompre la séparation traditionnelle dj/producteur, quitte à renoncer au prestiges spécifiques de l’activité de dj, ou prendre le risque de désorienter un public aux attentes très précises, en particulier dans les boites de nuit. Bon, dit comme ça, ça ne ressemble pas vraiment à un dilemme, mais c’est parce que j’ai des idées assez arrêtées sur la question: mieux vaut la deuxième option. Mais envisageons malgré tout le point de vue des tenants de la division habituelle:
Un artiste tel que le lyonnais Agoria (c'est le mec qui essaye de sniffer de la mauvaise musique en dessous) possède les deux caquettes: producteur et dj. Pourtant, il ne les mélange pas: son activité de producteur implique un dispositif technologique simple, en gros synthé et ordi, mais absolument pas spectaculaire. Si l’on se fie au texte rédigé dans le livret de son très bon cd mixé, il souscrit pleinement à l’idée selon laquelle c’est la faculté à construire un agencement de sons par l’assemblage de morceaux pressés sur du vinyl qui fonde la consommation publique de musique électronique dansante. Cette faculté implique la maîtrise de paramètres précis: le choix des disques parmi un panel sélectionné à l’avance dans la collection personnelle du dj, selon des critères qui lui sont propres, mélange d’inédits, de classiques, et de perles exhumées, la gestion de la pression à court terme impliquée par la finitude du morceau perçue à travers la progression du diamant de la platine sur les sillons du vinyl, pression renouvelée à chaque transition, ainsi que la capacité à créer dans ces conditions un rythme propre, une progression, voire, selon la terminologie aujourd’hui classique de Laurent Garnier, une “histoire”. Par conséquent, les formes plus récentes de deejaying s’appuyant sur l’utilisation d’un ordinateur portable, le phénomène des “laptop dj”, lui semble être une hérésie, qu’il dénonce avec des accents pathétiques ( “l’art du deejaying est en train de mourir…”), et, surtout, un poil réactionnaire. Le "bon dj" doit rendre sa dépense d’énergie visible, car c’est cela que le public réclame. Une forme d’échange s’instaure symboliquement et garantit l’effet de “communion”, terme très fréquent dans la bouche des clubbers pour décrire un bon souvenir de nuit en boîte. La photo sélectionnée par le magazine Trax en édito du numéro 100, censée résumée l’essence du clubbing, est à ce titre éloquente: on y voit Ricardo Villalobos tendre les bras et serrer des mains dans le public en se penchant par dessus les platines. Un nerd collé à sa souris, ça ne fait pas danser. Ce n'est pas complètement faux, dois-je admettre.
Ce raisonnement possède sa cohérence mais n’offre pas de place aux musiques de club les plus barrées, dont le travail sur le son répond moins à la primauté du beat comme source de régularité centrale, c’est à dire le pied (/kick/bass drum, appelez-le comme vous le souhaitez), et de variations infimes/infinies(les multiples sons qui gravitent autour de cette pulsation et se renouvellent à chaque disque), qu’à l’exploration des richesses de la synthèse et de la texture du son. Cette deuxième catégorie de musique électronique de club, qui n’est pas incompatible avec le deejaying traditionnel, est néanmoins plus apte à être retranscrite via une performance live, qui implique un ordinateur, pour en direct effectuer le jeu de transformation de la matière sonore. Si de nombreux djs ont adopté le laptop pour complexifier le travail sur le rythme, tels Richie Hawtin qui re-combine une multitudes de boucles tirées de sa bibliothèque musicale, jusqu'à dissoudre totalement l'idée de morceau, peu d'artistes s’aventurent dans le domaine du travail auto-référentiel de texturage du son (via des combinaisons de plug-ins, des coupes, du re-sampling, etc…), dans un cadre de clubbing. La peur d'être planté par son ordi n'est pas une explication suffisante, plus aujourd'hui. Citons néanmoins le beau travail live d'un Henrik Schwarz, d'un James Taylor (de Swayzak), ou encore d'un Matthew Dear. Ce travail me semble aujourd’hui encore être l’apanage des producteurs, et reste souvent étiquetté "live pour salle de concert", quand bien même leur intention reste d’amener les gens sur la piste dansante comme le ferait un dj.
L’idée sous-jacente à ce raisonnement, idée à laquelle intuitivement j’ai envie d’adhérer, est que le producteur se doit de conserver une longueur d’avance sur le deejays pour maintenir sa légitimité, et que le live laptop, quoique naissant et encore mal réglé en tant que pur show, permet au producteur de concilier portabilité et créativité. Le bon producteur ne se contente pas de respecter les règles de sa catégories, il doit créer des morceaux comme autant de défis aux pistes de danse. Défi à la répétitivité, à l’attente d’harmonie, à l’espoir de “uplifting”, terme qui renvoie à la sensation d’euphorie que certains morceaux sont supposés procurer, quitte à avoir recours aux procédés les plus faciles. C'est grosso merdo ce que James Holden exprime sur son site perso, vivement recommandé, soit dit en passant, qu'il se doit se rester innovant, vu la rapidité de propagation de chaque nouvelle technique de production, et donc des habitudes d'écoute. Cela implique tout une autre série de problèmes, en particulier sur la possibilité de rendre perceptible le travail de modulation du son sur l'équipement d'une boîte de nuit, d'ordinaire réglé pour mettre en relief les motifs rythmiques et les basses. Faites l'expérience avec le mp3 posté un peu plus bas: la différence entre une écoute sur vos enceintes et une écoute au casque est déjà criante. Cela permet de mieux comprendre la relative lenteur de l'évolution des musiques de club. Les musiciens sont malgré tout contraints à cantonner leur travail à des domaines facilement audibles: mélodie, rythme. Il y a pourtant tant à faire... Cela dit, ça bouge quand même: ce site propose une chose à mon sens inédite: des morceaux déjà arrangés pour être intégrés à un logiciel de mix sur ordinateur portable, preuve que le milieu enregistre malgré tout le changement du marché (le fait que le mix laptop rende la chose incroyablement plus facile et donc permette à beaucoup plus de personnes de revendiquer le titre de dj, et donc tout le lustre impliqué, n'y est sans doute pas étranger...).
Pour mieux illustrer cette conception un peu héroïque du musicien, voilà un morceau extrait du mini-album de James Holden, The Idiots Are Winning, tout un programme, que vous pouvez même acheter à la fnac pour 13,50, et dans des magasins de disque aussi, je pense.
Il y ménage certains des lieux communs qui génèrent l'uplifting pour mieux prouver l’efficacité de son travail sur la texture du son:
James Holden semble vraiment parti dans une direction assez folle (le mec à gauche sur la photo, c'est lui. cqfd), sa musique devient de plus en plus unique. Son premier hit avait déjà apporté un coup de frais, et recueilli des éloges unanimes, fait assez rare dans le milieu très segmenté de l'electro. Dans le numéro 99 de Trax, Agoria le présente comme son producteur actuel préféré, pour une raison très simple: il aurait révolutionné l'utilisation des plug-ins en electro. Il est vrai que dans les morceaux de James Holden ce qui est donné à écouter c'est le processus de traitement du son comme mouvement dynamique. Son refus d'étoffer la partie rythmique est dans ce morceau flagrant: un pied combiné avec des claps, c'est tout ce dont il a besoin pour bâtir sept minutes trente de musique dansante. A côté de ça, deux motifs joués au synthé vont être réitérés sans relâche en passant par toutes sortes de filtres jusqu'à atteindre le climax très psychédélique du morceau. Holden en modifie la fréquence d'échantillonage, faisant apparaître de nouvelles harmoniques progressivement, en modifie la résolution en bit, traite ces synthés comme des samples qu'il coupe, inverse, dédouble, décale, dont il altère le pitch, le timbre, l'enveloppe, jusqu'à donner une impression de démultiplication anarchique, avant de laisser le morceau retomber tranquillement.
Et l'album contient au moins quatre autres pistes au moins aussi bêtement jouissives. Un joli cadeau de Noël à écouter en famille.
Allez salutjojo
2 commentaires:
merci pour ce morceau yo, il est vraiment ultra bien, et j'ai aimé l'écouter en lisant ton explication.
la photo aide aussi à comprendre.
Enregistrer un commentaire